EXPRESSION LIBRE

Avis aux auteurs

Cette tribune est réservée aux auteurs qui souhaitent diffuser un article concernant l’espace éducatif et l’éthique de la profession de psychologue.

Ces articles doivent correspondre aux valeurs que portent l’ AFPEN et sont modérés a
priori.

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NE PAS EFFACER

Lettre ouverte d’une psyEN en réponse au discours de Mr Macron à la conférence nationale sur le handicap

Monsieur le Président,

Vous nous avez rappelé l’objectif que “plus aucun enfant” handicapé ne soit laissé “sans solution de scolarisation à la rentrée de septembre”.

Mais le débat n’est pas, ou plus là !

J’aurais aimé vous entendre dire que « plus aucun enfant handicapé ne soit laissé sans solution de soin et sans diagnostic à la rentrée de septembre ».

Effectivement, beaucoup sont maintenant dans les classes, scolarisés plus ou moins longtemps (2 heures par jour pour certains). Ils ont aussi « droit » à la cantine, même si le bruit et l’agitation ambiante les dérangent, mais personne n’y prête attention car « ils ont le droit ».

En réalité, une place à l’école n’est pas suffisante et ne peut se penser sans soins associés.

Les enfants viennent à l’école, ils ont leur place, mais beaucoup ne peuvent en bénéficier car leurs difficultés propres ne sont pas prises en charge, ce qui est une condition sine qua non de la réussite de leur scolarisation, sans parler de leur bien-être.

Et pourquoi tant d’enfants handicapés ne jouissent pas des soins auxquels ils ont pourtant « droit » ?

Parce que les services de soins sont surchargés et que les listes d’attente repoussent une première consultation ou une prise en charge d’un an et parfois plus.

Or que se passe-t-il durant cette année où l’enfant est quand même scolarisé ?

– L’enfant souffre de ne pas y arriver – La classe souffre et se désorganise – La (le) professeur de classe se désespère car d’une part ils n’ont pas été formés pour faire face à des maux psychiques et ont conscience de ne pouvoir aider cet enfant-là, et d’autre part ils doivent faire face à un groupe déstabilisé. – Les parents de l’enfant en souffrance, eux-aussi se désespèrent. Certains recourent à des punitions sévères, parfois corporelles, puisque leur enfant « ne travaille pas comme il faut ». D’autres confient les maux de leur enfant à un chaman, ou un gourou. D’autres baissent les bras et abandonnent toute tentative de trouver un interlocuteur compétent et susceptible de trouver des solutions. – Enfin, élément essentiel du tableau, l’enfant grandit ! c’est-à-dire qu’au lieu de développer ses talents, il creuse ses déficits. Ses troubles psychiques, parfois mineurs, se confirment, se renforcent et se cristallisent, et sont majorés par son mal-être quotidien.

L’obsession de la scolarité n’est qu’un mantra servant à déculpabiliser les services médicaux et sociaux de leur incurie. Quand « scolariser » devient un but en soi, s’estompe le souci du bien-être de l’enfant, de son épanouissement, de sa capacité d’apprendre. Et l’école, supposée bienfaisante, devient malfaisante malgré toute sa bonne volonté et ses efforts.

Parce que, souvent, les solutions enfin énoncées ne tiennent pas compte de l’environnement familial, géographique, culturel, de l’enfant, c’est-à-dire de sa réalité.

Parfois, des parents motivés et soucieux de la prise en charge de leur enfant prennent deux bus – 45 mn de trajet – avec un bébé dans les bras, pour une séance…de 30 mn, une prise en charge vite interrompue au prétexte que « la mère n’est pas investie dans les soins car elle arrive régulièrement en retard ». La mère explique pourtant qu’avec un enfant qui ne parle pas, n’écoute pas, risque de s’échapper (il a des traits autistiques sévères, mais aucun diagnostic n’est posé), sortir de chez elle est toujours compliqué.

J’ai longtemps envoyé les parents et soutenu les enseignants dans des demandes de « prise en charge et de soins », notamment orthophonie ou psychomotricité. Mais trouver un pédopsychiatre relève d’un parcours du combattant renouvelé chaque jour, demander un accompagnant à la MDPH se solde d’un refus pour cause d’absence d’un certificat médical rédigé par un spécialiste.

Je pense à cet élève qui présente des symptômes d’une dysphasie sévère que le neuropédiatre refuse de diagnostiquer car le français n’est pas sa langue première. A l’école, il bénéficie quand même d’un dispositif ULIS, mais ne va pas chez l’orthophoniste parce que ses parents ne peuvent ni trouver une place ni l’accompagner. Or sans cette aide spécialisée, il ne pourra pas progresser, même scolarisé.

Et que penser de cette élève de 10 ans que la psychologue reçoit et qui explique qu’elle dort mal ; la famille garde à tour de rôle, pour le calmer, son frère jumeau qui est autiste profond, qui hurle la nuit et dont les voisins se plaignent ? Depuis cette enfant est hospitalisée pour une leucémie, mais elle ne peut rentrer chez elle pour cause de logement insalubre. Que penser de son petit frère de 5 ans en Grande Section de Maternelle, qui « ne parle toujours pas et qui a des comportements étranges », selon les enseignants. Il ne parle pas à 5 ans ? On prescrit des séances d’orthophonie sans tenir compte des « comportements étranges », ni du fait que son frère aîné souffre d’autisme (ou de saturnisme ?). L’indication est erronée, mais qu’importe, elle a été posée, et de toute manière l’enfant reste scolarisé, ce qui permet de gonfler les statistiques de l’inclusion des enfants handicapés à l’école. Les parents, qui sentent bien que l’orthophonie n’est pas ce qui soignera leur enfant, ne l’emmènent pas chez l’orthophoniste, ce qui ne manque pas d’irriter fortement l’équipe enseignante, qui reproche aux parents ce qu’ils prennent pour de la négligence, voire de la maltraitance.

Cercle vicieux, dû à la carence des services publics et des réseaux de soins.

Je pense aussi à cette enfant de 6 ans, avec une hémiplégie alternante qui a son accompagnant qui l’attend tous les jours à l’école, tout comme sa classe, son enseignante, ses camarades, mais elle ne vient pas car les 3 étages sans ascenseurs ne permettent pas à la mère de l’amener régulièrement, d’ailleurs elle a besoin de séances de kiné (elle peut de moins en moins marcher) mais personne ne peut l’y emmener. Toutefois cela n’est pas vraiment un souci, puisqu’elle a sa place à l’école !

Même si les enseignants sont de mieux en mieux formés et prennent en compte les diversités, comment mettre en place les soins et les coordonner dans les secteurs du territoire où les structures de soin sont gravement défaillantes et parfois inexistantes … ou représentent des « coquilles vides » : pas de pédopsychiatre depuis plusieurs années, les orthophonistes en libéral sont saturées, beaucoup de postes sont vacants dans les structures de soin (CMP, CAMPS). Et en amont des structures de soin, savez-vous que beaucoup de postes de psychologues EN sont vacants, que les congés ne sont pas remplacés depuis des années, et que le rectorat explique qu’il ne peut recruter de vacataires pour cause de classes dédoublées ?

Je travaille depuis 7 ans comme psychologue Education Nationale dans les « quartiers nords » de Marseille, je pourrai vous parler pendant longtemps de mon quotidien, par exemple de cet élève que je reçois pour « difficultés scolaires » alors qu’il me raconte avoir mal dormi suite à de nombreux coups de feu, c’était « comme un feu d’artifice » (une voiture brûlait devant l’école) et le gâteau que je lui donne qu’il mange avec appétit car il n’a jamais de petit déjeuner, il n’a d’ailleurs pas la chance d’aller non plus à la cantine car sa mère a une dette…

Mais ces enfants-là ne sont pas « handicapés », ils sont juste laissés pour compte… ce n’est donc pas eux le sujet de votre discours.

Vous dites aussi “le vrai sujet est qu’on manque d’accompagnants” pour aider ces enfants à l’école ». Pour y remédier 11.500 postes d’accompagnants supplémentaires seront créés d’ici à 2022, s’ajoutant aux 66.000 prévus à la fin de l’année.

Voilà encore une solution « scolaire », mais vous faites porter beaucoup, beaucoup trop, aux enseignants et aux accompagnants, qui ne sont pas des soignants.

Savez-vous qu’en juin, dans les collèges et lycée, les accompagnants sont payés au mieux à faire des tâches administratives, et perdent le sens de leur travail car les élèves ne sont pas là ? Savez-vous que dans certaines classes il y a parfois jusqu‘à 3 accompagnants en plus de l’enseignante, et que la place de chacun, dont celle des élèves, est compliquée ? Savez-vous que certains accompagnants se voient contraints de « courir » après des élèves pour les empêcher de fuir et se mettre en danger, qu’ils se font frapper par eux et qu’aucun service de soin n’est présent pour les accompagner ? Que des élèves sont notifiés par la MDPH pour bénéficier d’un ITEP, mais qu’ils sont depuis 2 ans sur liste d’attente ? Les psychologues de l’éducation nationale ne sont pas là non plus, alors que cela fait partie de leurs compétences et missions, mais ils n’ont pas le temps, ils remplacent déjà leurs collègues absents sur les secteurs voisins….

Pourquoi toujours faire plus ou par d’autres personnes ? Savez-vous qu’un nouveau dispositif téléphonique, le PIAL, est censé permettre au rectorat de répondre à toute question des parents … mais que peut-il faire sans connaître la réalité du terrain ? Si l’accueil des élèves handicapés à l’école dysfonctionne, ne peut-on essayer de donner les moyens d’intervenir aux personnels de terrain, précisément formés à cette tâche, plutôt que de toujours créer d’autres instances et/ou d’autres personnels, qui seront tout autant, sinon plus, confrontés aux carences de l’existant ?

En écrivant cette lettre, je relis les recommandations énoncées dans le rapport du Défenseur des droits de l’homme de novembre 2019 mais je ne retrouve pas dans votre discours ces idées : l’évocation des violences induites par les institutions elles-mêmes : la scolarisation à tout prix en est une, le décalage entre le temps de l’enfant et le temps de l’adulte (ou de l’institution) en est une autre, la nécessité de consacrer « les moyens nécessaires au respect des droits de l’enfant à la santé, notamment mentale »

Monsieur le Président, plutôt que de faire des effets d’annonce ostentatoires, ne pourriezvous pas vous pencher sur les problèmes réels qui entravent une véritable prise en charge des enfants souffrant d’un handicap ? Je reste à votre disposition pour tout éclaircissement que je pourrai vous apporter de ma place de terrain.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma plus haute considération.

Elisabeth Chéneau
Psychologue EN
Cabriès, le 15 02 2020

Copie à la Secrétaire d’état Sophie Cluzel
Au journal : La Provence

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